Centre d’Archives en Philosophie, Histoire et Édition des Sciences
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Séminaire « Histoire et épistémologie de la psychopathologie », 17 novembre 2025

Présentation générale du séminaire organisé par Marco Dal Pozzolo (Dr, Université Paris-Cité, SPHERE) et Franck Le Roux (Dr, Université Paris Cité, CRPMS)

Saison 2, 2e séance

Mario Colucci, Pierangelo Di Vittorio, « Franco Basaglia : la psychiatrie phénoménologique et la rencontre avec l’Histoire de la folie. »

Argument :

Dans l’article « Corps, regard et silence » (1965, L’Évolution psychiatrique), le psychiatre italien Franco Basaglia aborde « l’énigme de la subjectivité » à partir des réflexions de J.-P. Sartre et de M. Merleau-Ponty sur le corps. La notion de corps vécu permet pour lui de dépasser les contradictions qui, à partir de Descartes, ont parasité la psychologie et la psychiatrie. Elle est déterminante pour comprendre la question de la subjectivité, de l’altérité et de la coexistence avec l’autre. Passage essentiel, qui pose la question de l’espace et de la communication intersubjective : pour vivre avec les autres, il est nécessaire de préserver une distance qui permette à l’être humain de distinguer le propre d’autrui et de maintenir son expérience d’unicité. Ce n’est qu’ainsi qu’il peut appréhender son altérité constitutive sans tomber dans l’aliénation – perte de la distance et invasion de l’autre – qui est non-choix, mauvaise foi, annulation de soi et maladie. Basaglia traite de la condition tragique de la maladie en tant qu’expérience de « chosification » de son propre corps, ainsi que du destin du malade mental, de l’interné en asile en l’occurrence qui n’a plus la possibilité de garder de distance par rapport à l’autre, de se sauvegarder, se défendre ou se replier. Le corps de l’hospitalisé est un corps sans défense, déplacé comme un objet de service en service ; corps unique de l’institution, sans contradiction, et qui ne peut pas arriver à se reconstruire en un corps propre, apte à dialectiser le monde. Désormais, il ne s’agit plus seulement de l’aliénation causée par la maladie, mais d’une aliénation qui vient s’y ajouter, causée par la réalité de l’asile, qui fait de l’interné un homme brisé, vidé, qui a tout perdu et qui finit par se perdre aussi lui-même. La phénoménologie a servi à Basaglia à s’arracher à la psychiatrie universitaire marquée par le positivisme. Lorsqu’il arrive comme directeur à l’Hôpital psychiatrique de Gorizia, en 1961, Basaglia considère avoir davantage affaire à des exclus sociaux qu’à des malades. Ce choc le pousse à relancer l’épochè phénoménologique sur le plan d’une action pratique et politique de transformation du système psychiatrique (l’appel aussi célèbre que mal compris à « mettre entre parenthèses la maladie mentale »). Tout en expérimentant une communauté thérapeutique dans l’H.P. de Gorizia, Basaglia et son équipe commencent à s’appuyer sur une série de recherches critiques, dont l’Histoire de la folie de Michel Foucault, qui, au moment de sa sortie, avait été assez mal reçu en France. Plus tard, Foucault découvrira avec une certaine surprise que Basaglia en Italie, et Laing et Cooper en Angleterre, se sont emparés de son Histoire de la folie, en y voyant une justification historique de leur démarche. Cette rencontre avec les mouvements de ladite « antipsychiatrie » a joué un rôle important dans le choix de Foucault de reprendre le fil de son travail généalogique du côté de la pénalité et des prisons. C’est sur cette rencontre entre les enquêtes généalogiques et les mouvements de lutte spécifiques que s’est appuyé notre réception croisée de Foucault et de Basaglia, menée à partir des années 1990, dont le présupposé est que Foucault pouvait offrir les meilleurs outils critiques pour saisir la pratique transformatrice de Basaglia et, réciproquement, que Basaglia pouvait offrir le meilleur retour concret aux analyses de Foucault.

Mario Colucci est psychiatre, directeur du Service des urgences psychiatriques du Département de santé mentale de Udine en Italie. Psychanalyste, membre du Forum Lacaniano in Italia et de l’École de Psychanalyse des Forums du Champ Lacanien, il est chargé de cours à l’Université de Trieste. Il enseigne à l’Istituto per la Clinica dei Legami Sociali de Venise et à la Scuola di Filosofia di Trieste où il tient des séminaires sur Basaglia, Freud, Lacan et Foucault. Il est rédacteur de la revue de philosophie aut aut et a publié dans divers ouvrages collectifs italiens et étrangers. Avec Pierangelo Di Vittorio, il est l’auteur de Franco Basaglia. Portrait d’un psychiatre intempestif, première monographie sur la pensée de Basaglia (Érès, 2005), et de Franco Basaglia. Un intellettuale nelle pratiche, sur l’héritage de Basaglia (Feltrinelli, 2024).

Pierangelo Di Vittorio est philosophe et écrivain. Il a publié : Foucault e Basaglia. L’incontro tra genealogie e movimenti di base (Verone, 1999) ; avec M. Colucci, Franco Basaglia. Portrait d’un psychiatre intempestif (Toulouse, 2005) et Franco Basaglia. Un intellettuale nelle pratiche (Milan, 2024) ; et al. (dir.), Lexique de biopolitique (Toulouse, 2009) ; avec B. Cavagnero (dir.), Dopo la legge 180. Testimoni ed esperienze della salute mentale in Italia (Milan, 2019) ; Ragione funambolica. Sull’utilità del pensiero per la vita (Milan, 2021) ; Fitzcarraldo Fragment. Il sublime, la techne, il legame sociale (Rome, 2023) ; avec G. Palumbo (dir.), Costellazione Basaglia. Tra storia e magia (Bologne, 2024). Il est le fondateur de “transverberA – pratiche artistiche per la promozione di legame sociale”, et fait partie du C.A. de l’organisme de formation SOFOR de Bordeaux et de la rédaction de la revue aut aut.